L'histoire électorale du Canada de 1867 à aujourd'hui

Le redécoupage : Comment les comtés évoluent avec le temps

par Maurice Y. Michaud (il/lui)

Moncton Centre 2022Comme je l'ai expliqué dans l'introduction de cette section, depuis plusieurs décennies, dans toutes les juridictions du Canada, le redécoupage décennal de la carte électorale se fait non par les politicien·e·s ou l'assemblée législative, mais par une commission indépendante dans chaque province ou territoire. Au niveau fédéral, une fois qu'Élections Canada a déterminé le nombre de comtés qu'aura une province, il crée une commission dans chacune d'elles afin que le travail détaillé puisse être fait par des personnes qui connaissent bien leur province, car il ne suffit pas seulement de découper la province en x tranches et de s'assurer que chaque comté compte le même nombre d'habitants.

Mais avant d'entrer dans le vif du sujet, prenons du recul et considérons la manière dont le nombre de sièges est déterminé en premier lieu. Comparons comment cela se fait aux États-Unis et au Canada, car c'est là que nous trouvons la première des deux différences fondamentales dans le processus de répartition entre les deux pays.
 

Déterminer le nombre de comtés électoraux

Les États-Unis et le Canada ont adopté le principe de représentation selon la population pour leur chambre basse. La théorie et l'intention sont d'assurer que le vote exprimé par quelqu'un dans une région rurale à une extrémité du pays ait à peu près le même poids que le vote exprimé par quelqu'un d'autre dans une région urbaine à l'autre bout du pays.

Pour la Chambre des représentants des États-Unis, on a décidé suite au recensement de 1850 d'avoir une « chambre de taille fixe » et de répartir les sièges à chaque état en proportion de sa population, bien que ce nombre fixe ait augmenté à mesure que des états entraient dans l'union. Au fil du temps, une clause d'ajustement a dû être introduite pour éviter que des états à très faible population, comme le Wyoming ou le Vermont, ne se voient attribuer aucun siège. Depuis l'admission du Nouveau-Mexique et de l'Arizona comme états en 1912, ce nombre a été fixé à 435, à l'exception d'une augmentation temporaire à 437 en 1959 lorsque l'Alaska et Hawaï ont été admis comme états, un an avant le prochain recensement décennal. Ainsi, à mesure que la population du pays augmente, le nombre de personnes représentées par un seul siège augmente aussi.

Au Canada, la première Chambre des communes comptait 181 sièges lorsqu'elle regroupait le Nouveau-Brunswick, la Nouvelle-Écosse et la Province-Unie du Canada — le Canada-Ouest (anciennement le Haut-Canada) qui est devenu l'Ontario et le Canada-Est (anciennement le Bas-Canada) qui est devenu le Québec. Ce nombre de 181 — 65 pour le Québec, 82 pour l'Ontario, 19 pour la Nouvelle-Écosse et 15 pour le Nouveau-Brunswick — avait été obtenu en divisant la population de chaque province par un « quotient électoral », qui lui-même avait été déterminé en divisant la population du Québec par 65, ce qui correspondait au nombre de sièges qu'avait le Canada-Est au Parlement de la Province du Canada.

Comme aux États-Unis, des sièges ont été ajoutés à mesure que de nouvelles provinces ont rejoint la fédération, et quatre sièges ont été accordés aux Territoires du Nord-Ouest lors des élections générales de 1887, même si cette vaste région faisait officiellement partie du Canada depuis 1870. Au XXe siècle, alors que la population du pays augmentait rapidement, on a décidé de continuer à ajouter des sièges afin de maintenir un quotient électoral raisonnable, c'est-à-dire le nombre de personnes représentées par un seul siège.

Les provinces ont suivi le même raisonnement que celui du fédéral, sauf le Manitoba qui a fixé son nombre de sièges à 57 en 1949 et le maintient ainsi depuis, et l'Île-du-Prince-Édouard où ce nombre est resté stable entre 27 et 32 depuis près de deux siècles. Ces provinces ont donc adopté l'approche américaine. Mais en général, la tendance est allée vers des augmentations du nombre de sièges, même s'il y a eu des moments où le nombre a diminué. Mais fait intéressant à noter : les baisses les plus prononcées se sont produites ces derniers temps.

  • Alors que Terre-Neuve-et-Labrador amorçait sa tendance au déclin de la population (en grande partie à cause du moratoire sur la pêche à la morue du Nord), le nombre est passé de son sommet de 52 sièges lors des générales de 1993 à 48 lors des élections de 1996, pour ensuite atteindre le nombre actuel, soit 40 depuis les élections de 2015.

  • En Ontario, dans un geste strictement idéologique ou populiste, le gouvernement progressiste-conservateur de Mike Harris a légiféré pour que la province utilise la même carte que le gouvernement fédéral, ce qui a ramené le nombre de sièges à 103 aux élections générales de 1999, alors qu'il était de 130 aux générales qui ont porté ce gouvernement au pouvoir en 1995.

Mais combien y a-t-il de comtés ?

Cela peut sembler une question idiote ou redondante à toute personne âgée de 54 ans ou moins. Mais c'est uniquement parce que vous avez toujours voté selon le système majoritaire uninominal à un tour. Alors, si vous avez eu 54 ans cette année, demandez-vous combien de fois dernièrement avez-vous pu plaider votre innocence en raison de votre jeunesse ?

En effet, l'indice est dans le nom du système lui-même : le premier qui franchit la ligne d'arrivée GAGNE — avec l'accent sur le singulier. On peut soutenir que le système majoritaire plurinominal est une variante du SMU, sauf qu'il y a x sièges à gagner dans le comté. En fait, le SMU est le seul système qui ne peut avoir qu'un ratio de 1:1 : un comté, un siège. Donc, pour les jeunes qui lisent ceci — ceuxes de 54 ans ou moins — on vous excuse de dire de manière interchangeable : « Elle a gagné le comté » ou « Elle a gagné le siège », bien que la dernière formule soit plus juste.

Alors, combien y a-t-il de comtés? Aujourd'hui, vous pourriez répondre : « Le même que le nombre de sièges ». Mais si le système électoral devait changer, la réponse pourrait être : « Moins que le nombre de sièges ». Mais la réponse ne sera jamais : « Plus grand que le nombre de sièges ».

Si ma réponse vous a confondu, vous voudrez peut-être jouer avec le moteur de recherche qui se trouve dans « En chiffres ».

La meilleure façon d'obtenir le chiffre : celle du Canada ou celle des États-Unis ?

Ni l'une ni l'autre n'est pire ou meilleure. Les deux adhèrent au principe de représentation selon la population. Les deux nécessitent des ajustements au niveau fédéral pour s'adapter aux provinces ou états avec une très faible population. Avec l'une, le nombre de sièges est fixe, alors qu'avec l'autre, il tend à augmenter. C'est donc un choix entre fixer une limite soit au nombre de sièges, soit au nombre de personnes représentées par un siège. Les États-Unis ont choisi le premier tandis que le Canada a choisi le second. Mais ce n'est que ça : un choix.

La deuxième différence fondamentale de répartition Canada/É.-U.

Ensuite, quelqu'un doit prendre ce chiffre, récupérer les données du dernier recensement et commencer à tracer des lignes sur la carte. Et c'est alors que, comparés au Canada, les États-Unis se cassent leur gueule ultra-partisane. Là, cela est fait par la législature de chaque état. Et aucun des deux partis — démocrate ou républicain — n'a jamais caché le fait que l'une de leurs principales motivations pour contrôler une Chambre d'État est de pouvoir redessiner la carte électorale à l'avantage de leur parti.

C'est ça, le gerrymandering. Et non, cela n'existe plus au Canada.

Je pense que je peux entendre certains d'entre vous dire : « Wow, Maurice ! Tu as l'air très confiant en disant cela ! Mais n'as-tu pas mentionné un excellent exemple en Ontario quelques paragraphes plus tôt ? »

Eh bien, cela n'était pas du gerrymandering. Chaque province a le droit de légiférer sur le nombre de sièges qu'elle souhaite avoir dans son assemblée législative. Encore faut-il que cette législation soit constitutionnelle. Ce n'est pas comme si, dans le cas de l'Ontario, le législateur s'était approprié d'Élections Ontario le droit de dessiner la carte ou avait supprimé le principe de représentation selon la population. Au plus, on a facilité la tâche d'Élections Ontario en leur disant : « Laissez le fédéral faire le travail et ensuite, utilisez-le. » D'ailleurs, à part peut-être le Québec, l'Ontario, en raison de son poids démographique imposant au sein de la fédération, est la seule province où l'idée d'utiliser la carte fédérale pourrait même être envisagée. Ne retenez pas votre souffle en attendant que la Colombie-Britannique passe de 93 à 37 sièges, ou la Nouvelle-Écosse de 55 à 11.

Je dois admettre que je suis un peu étonné d'avoir défendu une loi du gouvernement Harris ! Cependant, je ne dis pas que c'était une bonne ou une mauvaise idée — juste une idée qui était défendable et qu'il ne s'agissait PAS d'un cas de gerrymandering.

Croissance, déclin et déplacement

Moncton Centre 2022Moncton Centre ou Moncton Sud ?
Je montre à nouveau l'image du haut de cette page, qui est la carte du comté provincial de Moncton Centre telle que créée lors du redécoupage du Nouveau-Brunswick de 2022, pour illustrer à quel point le travail des commissaires peut ètre difficile. Notez en particulier la bosse descendante au sud-est, et plus particulièrement la ligne horizontale supérieure de cette bosse. Il se trouve que c'est la rue où j'ai grandi et où ma mère a vécu jusqu'à sa mort. Si elle était toujours là et désireuse ou encline à voter, elle voterait dans Moncton Centre. Mais les gens vivant juste en face d'elle voteraient dans Moncton Sud, qui comprend le centre-ville de Moncton.

Parce qu'à un moment donné, les commissaires doivent simplement tracer la ligne. Jeu de mots volontaire. Cette petite bosse du sud-est a peut-être attiré juste assez de gens pour atteindre la bonne proportion d'électeurs par rapport aux autres comtés. Je ne peux que spéculer, mais les faits que les commissaires auraient dû prendre en compte auraient pu être les suivants :

  1. oui, la population de la ville dans son ensemble a considérablement augmenté depuis le dernier recensement,
  2. mais cette zone de la ville (dans la bosse sud-est), jadis un « bon » quartier, n'est que son ombre d'il y a quelques décennies — certes socialement et économiquement, mais aussi en termes de nombre de personnes qui y vivent (nombre réel ou par rapport au reste de la ville).
Jusqu'à la fin du XXe siècle, les plus gros employeurs de la ville se trouvaient immédiatement à l'ouest et au sud de cette bosse : l'atelier de réparation du CN et la BFC Moncton (connue localement sous le nom de « Number Five »). Les deux sont partis depuis longtemps. L'économie de la ville s'est déplacée vers les services et le commerce de détail, tandis que la ville elle-même s'est développée vers le nord-ouest, là où une grande partie de la population a dérivé. Mais je peux voir qu'en termes d'affinités, cette bosse sud-est appartient davantage à Centre qu'à Sud.

Westmount—Ville-Marie, Mont Royal, ou Outremont ?
C'est comme le premier immeuble où j'ai vécu à Montréal. Le bâtiment est au coin de deux rues principales. Au fédéral, ceuxes d'entre nous du côté sud de la rue ont voté dans Westmount—Ville-Marie, tandis que ceuxes vivant en face de nous ont voté dans Mont Royal, sauf ceuxes du coin nord-est qui ont voté dans Outremont. Tout cela parce qu'à un moment donné, les commissaires ont simplement dû tracer la ligne. Jeu de mots volontaire.

Encore je ne peux que spéculer, mais je soupçonne que la principale préoccupation des commissaires au cours des dernières décennies (tant au fédéral qu'au provincial) en ce qui concerne Montréal est la façon dont le nombre de personnes vivant dans la région métropolitaine a continué de croître, mais cette même région métropolitaine s'étend beaucoup plus dans les soi-disantes couronnes nord et sud (ou « North and South Shores » en anglais), laissant relativement moins de personnes vivant sur l'Île de Montréal. Je peux donc voir comment, au fil du temps, une région de l'Île qui était représentée par deux comtés puisse avoir évoluer, disons, pour que les trois quarts de cette région forme maintemant un seul comté.

Moncton—Dieppe ou Beauséjour ?
Encore dans ma ville natale de Moncton, mais au niveau fédéral, la ville s'était tellement développée en 1968 qu'elle a été séparée du comté de Westmorland pour avoir son propre comté. À partir de 2000, il englobe toute la région métropolitaine et est renommé Moncton—Riverview—Dieppe. En raison de la croissance continue de la population de la région, il y aura, à compter du redécoupage de 2022, un comté géographiquement plus petit, connu sous le nom de Moncton—Dieppe. La communauté-dortoir de Riverview, située directement de l'autre côté de la rivière Petitcodiac à Moncton, se trouvera à la limite est de Fundy Royal, qui s'étend vers l'ouest jusqu'en bordure de Saint John (à environ 120 kilomètres), alors que seulement la moitié de la ville de Dieppe fera en fait partie de Moncton—Dieppe, l'autre moitié ayant dû être placée dans Beauséjour.

Certaines gens de Dieppe ont exprimé leur consternation face à ce fait lors des audiences publiques, car elles auraient aimé rester dans « Moncton ». Cependant, force est de constater que la somme de la population des deux villes est bien supérieure à ce que devrait être la moyenne des 10 comtés fédéraux du Nouveau-Brunswick. Ainsi, à un moment donné, les commissaires ont simplement dû tracer la ligne. Jeu de mots volontaire.

Des décisions éclairées plutôt qu'arbitraires

Un district ultra-manipulé aux USAContrairement aux États-Unis, aucune de ces lignes n'a été tracée avec des motifs partisans. Dans ce dernier exemple, les commissaires étaient chargé·e·s de diviser le Nouveau-Brunswick en 10 comtés relativement égaux, avec un certain écart permis. Ce n'est pas une tâche facile, car on imagine facilement l'effet domino de chaque décision. Mais au moins l'ensemble du processus reste sourd aux pressions partisanes de la classe politique.

Et c'est bien parce que je ne crois pas que les politicien·ne·s du Canada soient meilleur·e·s qu'aux États-Unis sur cette question. Si on leur donnait l'occasion, ne seraient-ils pas tentés par le gerrymandering à l'américaine ? Bien sûr que oui ! Ils le faisaient avant que le processus de redistribution ne leur soit retiré. Dans le Québec de Duplessis des années 1950, sur une carte électorale qui surreprésentait de manière caricaturale les zones rurales, le comté de Laval comptait 135 730 ayants-droit, tandis que celui de L'Islet n'en comptait que 11 830. Ce genre de déséquilibre n'a de sens que pour les politicien·ne·s et ne viendrait même pas à l'esprit de commissaires impartiaux.

Cela étant dit, les commissions et les personnes qui y siègent sont-elles parfaites ? Bien sûr que non ! C'est pourquoi lels soumettent un rapport préliminaire et tiennent des audiences publiques avant de soumettre leur rapport final. Les gens peuvent se manifester pour signaler des failles, comme « Ce petit coin de la ville là-bas a beaucoup plus d'affinités avec CE côté de la ville qu'avec CE côté-là ». Mais on peut supposer que les commissaires, dirigés par un·e juge, ont commis une telle erreur de bonne foi, et non en raison d'une sorte d'agenda politique caché.
 

Donc c'est ainsi qu'ils évoluent

Le redécoupage, lorsqu'il est bien fait, est à la fois un art et une science. Cela nécessite d'équilibrer les chiffres (population et nombre de comtés) avec la réalité sur le terrain. Lorsqu'on dit qu'un comté a été aboli, on comprend que la zone touchée n'a pas disparu de la carte (à moins qu'on parle de la communauté de Pine Point, dans les Territoires du Nord-Ouest, qui a été fermée en 1988). Cela veut simplement dire que la démographie a changé et que, par conséquent, les comtés ont dû évoluer avec ces changements.

Alors, aussi tentant qu'il puisse être pour les gens de l'Île de Montréal ou de la Gaspésie de crier au « gerrymandering » lorsqu'ils voient leur nombre de sièges diminuer, la vérité est que la population s'est peut-être simplement éloignée de ces endroits et n'a pas assez augmenté globalement pour justifier l'ajout de nouveaux comtés. Si nous cédions aux revendications de ces gens et leur permettions d'être surreprésentés, comment pensez-vous que les citoyens des autres régions les percevraient ? Comme des bébés lala ? Des orgueilleux ?

D'autres pages de cette section examinent de plus près les mathématiques du redécoupage, en particulier la manière de déterminer le quotient électoral et son impact en fonction de la manière dont il a été calculé.



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Pub.:  4 jui 2024 09:09
Rev.: 12 aoû 2024 08:09